Rana est aveugle. Elle vit dans le noir. Rana chante. Elle donne des cours à des voyants et elle crée des échanges entre l’école de Masqat et l'école pour aveugles de d'Aleya près du camp d'Aida.
Lundi matin avec Olivier nous sommes allés à l'école des filles de Doha (Masqat) pour un festival. J'ai vu des filles avec leurs voiles blancs sur la tête. Des anges. Des curieuses, des espiègles, des moqueuses ...
J'ai vu des " officieux ", bien alignés sur des chaises, une belle brochette d'agneau, face aux enfants qui chantent et qui dansent.
L'image de la nouvelle star me vient alors à l'esprit.
Je branche mes oreillettes et j''écoute: des chansons, des poèmes, des discours, des jingles, des applaudissements, des cris de joie qui s'élèvent vers le ciel.
Les enfants aveugles et voyants déclament des poèmes au micro. Ceux qui vivent dans le noir baissent le regard quand ils prennent la parole. C'est plein de tendresse et de fragilité.
Il y a un petit, il doit avoir 10 ans. Lorsqu'il intervient, il se fait accompagner par un adulte pour accéder à la scène. Il met alors ses mains sur sa tête et d'un mouvement lent il tourne légèrement la tête à gauche et son oreille caresse le sol.
On dirait qu'il veut se boucher les oreilles. On dirait qu'il a une migraine. On dirait qu'il ne veut plus rien entendre.
Il y en a un autre qui hurle dans le micro. Il transperce les enceintes et nous éclate les oreilles avec sa voix stridente et aigue. C'est comme s'il voulait se faire entendre.
C'est un crissement de pneu, un coton tige qui fait mal, une friture sur la ligne.
Sur ma droite et derrière moi, des hommes se tiennent assis. Aucun ne porte de lunettes. Ils sont seuls, dans leur tête et dans le noir. Leur tête bascule vers le bas, leur menton rentre dans leur poitrine.
Rana lit un poème devant le public. Je ne la comprends pas. Alors je la regarde, avec mes yeux froissés par le soleil suspendu dans un ciel bleu, sans nuages et sans ombres.
Rana tient son texte contre sa poitrine.
Olivier me dit " Regarde ce qu'elle fait avec son texte ".
Rana joue de la harpe. La harpe c'est son corps. Ses doigts glissent de droite à gauche sur sa robe couleur violette et descendent tout le long de son corps jusqu'à atteindre son nombril. On dirait qu'elle se caresse mais ce n'est pas vulgaire. C'est beau, c'est sensuel, c'est doux.
On nous offre un café. Il fait chaud. J'ai mal aux yeux. C'est le soleil. J'aime pas les lunettes de soleil.
Le soleil, il me crispe de plus en plus les yeux. Il accélère sans doute l'empreinte de mes rides. Il m'invite à les fermer.
Alors je le les ferme et je les mets en veille quelques instants. C'est drôle. Je baisse automatiquement la tête. J'arrive pas à la garder droite, fière. C'est comme si il fallait que je me cache, comme si il fallait que je disparaisse. Je rentre alors à l'intérieur de mon corps, à l'intérieur de moi-même. Je ne regarde plus, je ne me disperse plus, j'écoute et je ressens.
Je repère le son dans l'espace dans lequel je me trouve. C'est agréable d'être dans le noir et d'oublier le monde quelques instants et juste écouter.
Mais ç'est déroutant. Je rallume alors mes yeux, cette télé. Les images se remettent en route. C'est difficile de s'imaginer dans le noir tout le temps. Pourtant il y en a des images et des couleurs dans le noir.
Je me pose souvent la question si je préfèrerais être sourde ou aveugle? Je me dis souvent que je ne pourrais pas vivre sans musique. Mais l'être humain a une grande capacité d'adaptation...Et je ne sais pas...
Ici les palestiniens s'adaptent à leur identité, imposée. C'est ça qui est terrible...Ils vivent dans le noir finalement. Et nous aussi d'une certaine façon. On est aveugle et sourd. C'est plus facile.
On croise Rana à la fin du festival. Je la sens agressée par le tourbillon sonore du festival. On la sollicite partout.
Elle n'a pas eu l'info que je venais la voir. Elle est déstabilisée et elle m'explique son indisponibilité.
Je lui répond " Misch mouche killa " No problem ! "
On se donne rendez-vous demain, dans le calme à l'école. On nous invite ensuite à manger des petits fours. On boit du soda, ici, comme partout. On se présente et on salue le maire de Doha et le député de l'éducation de Bethlehem. C'est une rencontre express. On s'en va.
Hier j'ai vu Rana. J 'ai pris son témoignage en arabe. Je l'ai enregistrée.
Elle est fragile Rana. La plupart du temps, elle ferme les yeux et parfois son regard se fixe sur moi. C'est déstabilisant .Mais je la regarde et parfois je baisse les yeux. Je suis parfois gênée. Elle s'accroche à son amie, son binôme qui voit. Elle chuchote dans son oreille.
Ici elle ne marche pas seule. Elle n'a pas de canne, ni de chien. Elle n'est pas autonome. Elle hésite, elle me pose des questions sur la création Sin et ensuite me raconte ses activités. Elle me raconte comment elle crée des échanges avec les voyants et non-voyants avec le chant. Pour elle c'est important de se mélanger, de nous faire rentrer à l'intérieur d'eux, de ressentir ce qu'ils ressentent dans le noir et surtout de chanter. Elle me dit qu'il n'y a pas de cours de théâtre dans l'école à Aleya et qu'un atelier de théâtre avec les enfants l'intéresserait.
Je lui demande pourquoi elle chante? Elle me demande ce que je fais là.
Elle me demande de ne pas diffuser les photos, ici. Elle n'a pas envie. Pas à Aida. Ni sur Facebook. Elle ne me connaît pas. Elle ne me voit pas.
Mais elle accepte que l'on utilise sa photo, chez nous, en France pour notre création "Je suis ici! "
Emilie Pirdas
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire