Vous vous trouvez sur le blog tenu par la Compagnie Sîn lors de son séjour en Palestine au mois d'avril 2011. Depuis près de dix ans les artistes de Sîn sillonnent ce territoire pour façonner des échanges culturels et de nouvelles propositions artistiques.
L'an dernier vous avez pu les suivre sur le blog "outwallin".
Le projet a avancé et un spectacle dédié à l'espace public est en cours d'écriture.
Huit personnes participent à ce nouveau séjour.
Leurs objectifs : Regarder, Ecouter, Enregistrer, Collecter, Ecrire et proposer des ateliers de pratiques artistiques au Centre culturel Al Rowwad, dans le camp de réfugiés d'Aïda.
Ce blog est là pour vous permettre de suivre la Compagnie Sîn, jour après jour, pendant cette nouvelle pérégrination palestinienne.

Il nous demande d'imaginer... Nous parlons d'autres choses...

Nous sommes arrivés à destination ce samedi 9 avril en début de soirée.Le parcours : Nice, Tel Aviv, Jérusalem, Bethléem, Camp de réfugiés d'Aïda.
Nous dormons dans le camp, non loin du Centre culturel Al Rowwad.
Hier, nous y avons passé la journée en compagnie d'Abdel Fatah Abou Srour ; le directeur, un ami. Nous avons assisté à une répétition de Dabka (danse traditionnelle palestinienne) et à un filage d'une pièce montée par Al Rowwad et dont le texte a été écrit à partir de témoignages récoltés par l'Ashtar Théâtre de Ramallah : "Les Monologues de Gaza".
Nous avons également eu une première discussion avec Abed concernant les Camps de réfugiés. Une discussion courte dans laquelle nous le questionnons sur le quotidien dans les camps, notamment au début, juste après la Nakba. La discussion fut rapidement écourtée par des coups de téléphone et par la multitudes de choses à gérer, pour lui, ici, dans le Centre Al Rowwad. Nous avons programmé un rendez-vous avec "les anciens" du camp, plus tard, dans la semaine. Ce que nous raconte Abed, trés vite, c'est les points d'eau, les toilettes et les espaces de jeux pour les enfants. Il se souvient lui-même enfant. Il se souvient de l'endroit où chaque famille venait remplir ses jerricanes pour ensuite les déverser dans de grands bidons à côté de leur habitat. Dans les années 60, quand il était enfant, le camp n'était déjà plus un campement. Il se constituait de baraques en dure avec des murs de 7 cm, des toitures de taules et de bétons et quelques mètres carrés de surfaces à vivre. Il se souvient aussi des sanitaires publics disposaient deux par deux à plusieurs endroits du camp. Il se souvient des aires de jeux, dont ils ont rapidement été privés parce que ces zones non-construites avait été rachetées par les familles les plus aisées. Il pense à sa vie d'enfant et puis aux enfants d'ici et maintenant. Il pense à eux, inquiet. Inquiet quand il les entend décrire des scènes de combat, de mort, d'humiliation sans qu'ils semblent être affectés. Abed se demande si c'est normal de s'habituer. Il dit qu'aucun enfant ne devrait être habitué à ça et que ça l'inquiète. La banalisation du crime par la victime. Il prend une image pour nous décrire son sentiment, une image terrible. Il nous demande d'imaginer une femme en train de se faire violer depuis plus de 60 ans sans interruption et à qui ont demanderait de s'habituer. Une femme à qui on demanderait de ne pas crier, de ne pas bouger, de considérer son agresseur comme humain et donc comme respectable. Une femme qu'on réprimanderait à chaque coup d'ongles porté au visage du violeur, à chaque coup de point, à chaque morsure... Il nous demande d'imaginer ça... Nous parlons d'autres choses.
Nous lui disons que nous avons remarqué une présence de policiers palestiniens plus importante que les années passées dans les rues de Bethléem et aux abords du camp. C'est selon lui une conséquence des agitations révolutionnaires qui réveillent en ce moment le monde arabe. Les plus jeunes ne comprennent pas les divisions, depuis les élections de 2006, entre Autorité Palestinienne et organisations armées. Ils appellent à l'unité, s'organisent. Et comme partout, face aux frémissements populaires, ceux qui gouvernent se protègent et gèrent les tremblements. Il y a peu de temps, à la mort du poète créole Edouard Glissant, j'écrivais :

" Les logiques de l’imagination appartiennent à tous.
Les logiques de la raison appartiennent au pouvoir.
Les logiques de l’imagination prennent racines dans « la relation ».
« La relation » c’est l’endroit du tremblement, du frottement. Le moment où les impossibles tombent et tout devient imaginable.
L’imagination rendu aux peuples, c’est les rues de Tunis, du Caire, de tripoli, de Ramallah qui rendent à tous le pouvoir de se rêver autrement, de se rêver dans un autre rapport au monde et aux autres.
Les logiques de la raison sont idéologiques. Les imaginaires sont symboliques, politiques, poétiques.
Quand une pièce de théâtre se joue dans l’espace public et perturbe le quotidien, c’est un tremblement. C’est le dehors qui s’immisce et crée d’autres possibles. Le tremblement c’est le moment où l’étrangeté prend le dessus ; où l’étranger vient à la rencontre du connu.
Il n’y a pas d’identité, de réalité, qui ne puisse être soumise à ce tremblement. Y résister, c’est le fascisme. Une identité nationale, culturelle, personnelle, ne se fige que dans l’esprit de ceux qui gouvernent.
Gouverner c’est éviter le tremblement, la relation, la poésie.
La poésie est mère de tous les changements, de toutes les migrations. C’est la capacité de s’imaginer autre en restant soi-même, de s’imaginer autre part tout en étant ici, de s’imaginer plus tard maintenant.
Les logiques de l’imagination et leur relation au dehors enfantent perpétuellement d’autres possibles. Le dehors, c’est l’étranger. Le dehors, C’est l’étrangeté.
La peur du dehors c’est la peur du monde, de la réalité en devenir.
La peur est la mort de l’imagination.
Les imaginaires du dehors sont les imaginaires du dedans en devenir.
Les imaginaires du dedans c’est le quotidien nu.
Les imaginaires du dehors sont par définition indéfinissables.
Les imaginaires du dehors sont ce qui n’existe pas mais qui est lorsque les réalités particulières entrent en relation.
Le poète avant de mourir a érigé sa « créolité » comme un des possibles du monde vécu par tous.
La rue arabe révoltée, les hétérotopies de Foucault, les quartiers populaires en France… sont les zones de ce tremblement matriciel du réel en devenir.
Ce n’est pas raisonnable bien-sur.
Aucun gouvernement n’est capable d’en faire son idéologie. Les gouvernements préfèrent la peur du tremblement à toute la poésie d’un monde à vivre ensemble."
Emilien Urbach
11/04/2011
crédit photo : Olivier Baudoin

1 commentaire:

Jean Luc a dit…

J'ai des souvenirs, des souvenirs d'enfants... Je n'aime pas me retourner, demain est plus important. Mais parfois, au détour d'un chemin, d'une maison, d'une rencontre, le passé vous revient "en pleine poire". Souvenirs d'enfants, souvenirs d'un enfant promis à un avenir mathématique brillant. Enfant au milieu d'autres enfants, classe promise à des lendemains de finance et de chiffres. En effet, les gouvernants ne gèrent pas les tremblements. De cette classe, la poésie, la rencontre et la vie ont surgi. Permets moi d'en être fier un petit peu. Merci pour ces belles lignes qui me réconcilient un peu avec notre monde de folie.